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Ebook: Corps & âme Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur

Author: Loïc Wacquant

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30.01.2024
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Extraits

[Enfin], devenir boxeur, c’est s’approprier par imprégnation progressive un ensemble de mécanismes corporels et de schèmes mentaux si étroitement imbriqués qu’ils effacent la distinction entre le physique et le spirituel, entre ce qui relève des capacités athlétiques et ce qui tient des facultés morales et de la volonté. Le boxeur est un engrenage vivant du corps et de l’esprit qui fait fi de la frontière entre raison et passion, qui fait éclater l’opposition entre l’action et la représentation, et ce faisant offre un dépassement en acte de l’antinomie entre l’individuel et le collectif. Là encore, nous rejoignons Marcel Mauss quand il parle de « montages physio-psycho-sociologiques de séries d’actes [...], plus ou moins habituels ou plus ou moins anciens dans la vie de l’individu et dans l’histoire de la société » qui sont opérés « par et pour l’autorité sociale »1.

1 Jeffrey M. Riemer, « Varieties of Opportunistic Research », Urban Life, janvier 1977, n° 5–4, p. 467–477.

***

Dans ce quartier coupe-gorge où les armes de poing sont monnaie courante et où « tout le monde », selon DeeDee, l’entraîneur du club, se promène avec une bombe lacrymogène d’autodéfense dans la poche, les vols à l’arraché, agressions muggings, homicides et délits de tous acabits font partie de la routine et génèrent une atmosphère de peur prégnante, voire de terreur, qui mine les relations interpersonnelles et distord toutes les activités de la vie quotidienne. Ainsi, les habitants du quartier se barricadent chez eux derrière portes blindées et fenêtres à barreaux, s’interdisent de sortir après le crépuscule et évitent dans toute la mesure du possible de fréquenter les lieux et les transports publics par crainte de la violence criminelle. Plusieurs stations de métro du ghetto ont d’ailleurs été fermées à l’entrée et les autobus des villes sont suivis par des voitures de police spéciales sur tout leur trajet. Les exactions des membres du gang des El Rukns (anciennement les Disciples), qui contrôle le trafic de drogue, le racket et la prostitution sur cette partie du South Side, ne sont pas la moindre source d’insécurité. (Il existe toutefois un accord officieux de non-interférence réciproque entre le Boys Club et le commandement des El Rukns, en vertu des liens personnels que DeeDee entretient avec ceux d’entre leurs chefs qui ont jadis été ses élèves à la salle.) Un jeune qui réside non loin du gym résume ainsi l’atmosphère du quartier : « La cité où je crèche, ça craint pas trop. Mais celle d’en face, c’est autre chose. J’veux dire, elles sont toutes craignos mais celle-là elle est plus pire : c’est “Meurtreville” Murdertown. »
Le club se protège de cet environnement hostile à la façon d’une forteresse : toutes les ouvertures sont fermées par des grilles métalliques renforcées et dûment cadenassées ; les vitres de la garderie d’enfants attenante sont grillagées, la porte métallique s’ouvrant sur l’arrière-cour est verrouillée à double tour et un système d’alarme électronique amorcé dès que le dernier occupant a quitté les lieux. Deux lourdes battes de base-ball sont posées à proximité des deux entrées, l’une contre le comptoir de la réception de la garderie, l’autre derrière le bureau de DeeDee, pour le cas où il faudrait repousser manu militari l’intrusion de visiteurs indésirables.

(Prologue)
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